Sur l'usage de la céramique glaçurée en Asie Centrale

La céramique glaçurée de l'époque timouride recouvrait totalement (ou presque) les bâtiments de prestige comme les mosquées, medersas, mausolées ou palais... Elle avait pour but de protéger et décorer les bâtiments mais sans doute aussi d’être une expression visible de la puissance divine ou de celle du souverain. En ayant fait déporter à Samarcande des artisans d’origine diverses, Timour a contribué à la naissance d’un art syncrétique parfois appelé style "Timouride International". Chacun d'eux a apporté son savoir-faire. Ainsi, toutes les techniques décoratives connues à l’époque (décor sur glaçure, sous glaçure, etc.) ont été appliquées et sont encore visibles de nos jours sur les façades de l'Ak Saray à Shahrisabz, du Gur Emir, des medersas du Registan à Samarcande, etc... Quelques exemples sont présentés.

Bandeau glaçuré à calligraphie bleue du minaret de Jâm, Afghanistan, XIIème s ap J.C. (M.Schvoerer, 2003)
Bandeau glaçuré à calligraphie bleue du minaret de Jâm, Afghanistan, XIIème s ap J.C. (M.Schvoerer, 2003)

De discrets débuts

 

L'un des tout premiers exemples de céramique glaçurée de l'architecture en Asie Centrale date du XIIème s. ap J.C. Parallèlement à des décors exclusifs de jeux de briques de terre cuite (forme, position), apparaissent des briques de céramique glaçurée de couleur bleu turquoise (dès 1174-1175 ap J.C. à Jâm). Celles-ci forment des bandeaux décoratifs sur des minarets comme à Jâm en Afghanistan ou au Kalyan à Boukhara en Ouzbékistan. Géométriques ou calligraphiés, ces bandeaux décoratifs étaient placés dans les parties hautes, afin d'être visibles de loin.

 

Le mausolée de Yasawi (XIV-XVè s ap J.C.) au Kazakhstan est orné de motifs coufiques réalisé en banna'i  (C.Ollagnier, 2007)
Le mausolée de Yasawi (XIV-XVè s ap J.C.) au Kazakhstan est orné de motifs coufiques réalisé en banna'i (C.Ollagnier, 2007)

Le "Banna'i"

 

Le Banna'i (ou Hazerbaf) consiste à créer sur de grandes surfaces une alternance de briques glaçurées et non glaçurées. Le parement décoratif est réalisé avec une majorité de briques de terre cuite jaune ou orangée, qui contrastent avec les glaçures brillantes généralement bleues (turquoise ou bleu foncé) ou blanches. Cette alternance a été employée par les artisans timourides pour créer des motifs géométriques (losanges, svastikas, etc.) ou des calligrammes (Allah, Muhammad, etc.), notamment de style coufique carré (graphie arabe de forme géométrique) qui s'y prête particulièrement.

Fragment de carreau de céramique à décor géométrique blanc et bleu provenant de Dorut Tulavat, XIVème s ap J.C, Musée de Shahrisabz (C.Ollagnier, 2008)
Fragment de carreau de céramique à décor géométrique blanc et bleu provenant de Dorut Tulavat, XIVème s ap J.C, Musée de Shahrisabz (C.Ollagnier, 2008)

Le bleu et blanc

 

Le décor de céramique glaçuré le plus courant dans la Shahrisabz timouride est réalisé avec des glaçures bleues (turquoise et bleu sombre) et blanches. On les trouve en parement comme en pavement. Les couleurs appliquées au pinceau avant cuisson sont délimitées par un trait large ou par des incisions ce qui évite qu'elles se mélangent lors de la fusion. Tous les types de décors se rencontrent, de la géométrie la plus simple à la calligraphie la plus complexe. Cette technique est proche de celle dite "Cuerda Seca" de l'Espagne musulmane (Soustiel, 1985).

Fragment de céramique glaçurée à décor polychrome, Shahrisabz (XIV-XVème s ap J.C.), Musée de Shahrisabz (C.Ollagnier, 2008)
Fragment de céramique glaçurée à décor polychrome, Shahrisabz (XIV-XVème s ap J.C.), Musée de Shahrisabz (C.Ollagnier, 2008)

Les décors polychromes

 

La décoration polychrome est une technique employant plusieurs couleurs sur glaçures (blanc, bleu, turquoise, vert, rouge, noir, violet) (Soustiel, 1985). Elle se rapproche de la technique "bleu et blanc" mais avec davantage de couleurs, ce qui en augmente la complexité (risque de coulures, de mélanges, etc.) et le coût (davantage de mélanges et de main d'oeuvre). Il s'agit donc d'une technique réservée à grande échelle à des bâtiments de prestige ou (quelques mètres carrés) sur des bâtiments plus modestes.

 

 

Carreau de céramique glaçurée bleue avec un décor à la feuille d'or dont les morceaux sont nettement visibles. Shahrisabz, XIV-XVème s ap J.C. Musée de Shahrisabz (F.Moncada, 2003)
Carreau de céramique glaçurée bleue avec un décor à la feuille d'or dont les morceaux sont nettement visibles. Shahrisabz, XIV-XVème s ap J.C. Musée de Shahrisabz (F.Moncada, 2003)

Le décor à la feuille d'or

 

Les romains et leurs successeurs employaient l’or broyé pour décorer le verre. Cette technique s'appliqua ensuite à la décoration des glaçures principalement avec des feuilles d’or. Une fois découpées à la forme souhaitée, les feuilles d’or étaient appliquées sur la glaçure à l’aide d’un liant, puis cuites. Contrairement aux productions antérieures (mosaïques), rien ne protège la feuille d’or de l’extérieur et des intempéries. Les timourides ont employé  fréquemment sur l'Ak Saray cette technique de décoration en combinaison avec le haftrang ("7 couleurs") et la polychromie, l'or mettant en valeur les autres couleurs et inversement.

Panneau glaçuré composé de mo'arraqs à la medersa d'Ulugh Beg (XIVème s ap J.C.) de Samarcande (C.Ollagnier, 2008)
Panneau glaçuré composé de mo'arraqs à la medersa d'Ulugh Beg (XIVème s ap J.C.) de Samarcande (C.Ollagnier, 2008)

Les "Mo’arraqs"

 

Mo'arraq est le nom donné en Asie Centrale à un ensemble de fragments de céramiques glaçurées découpées puis assemblées sur un lit de mortier pour former des panneaux aux motifs complexes. Cette technique, comparable à celle des mosaïques, est connue au Maghreb (surtout au Maroc) sous le nom de zelliges (Barry, 1995). D'une grande technicité et complexité (découpe, pose, etc.) elle n'était réservée qu'à des bâtiments prestigieux.

Décor de lustre métallique vu en réflexion diffuse (gauche) et spéculaire (droite), Shahrisabz (XIV-XVème s ap J.C), Musée de Shahrisabz (F.Moncada, 2003)
Décor de lustre métallique vu en réflexion diffuse (gauche) et spéculaire (droite), Shahrisabz (XIV-XVème s ap J.C), Musée de Shahrisabz (F.Moncada, 2003)

Le décor de lustre métallique sur céramique glaçurée

 

 

Le décor de lustre métallique sur céramique glaçurée correspond une technique décorative issue du monde musulman à partir du 9ème s ap J.C. Elle est caractérisée par un double aspect du décor. Il possède un aspect en réflexion diffuse (peu importe l’angle d’observation) : il est alors vert, ocre jaune ou brun. Si l’on se place à la réflexion spéculaire (quand l’angle d'observation par rapport à la normale à la surface de la glaçure) le décor est plus intensie avec des reflets métalliques colorés. Ces reflets -d’où la technique tire son nom- peuvent avoir toutes les couleurs du spectre visible (violet, bleu, vert, doré, orange, rouge, etc.) (Bobin, 2001; Bobin et al, 2003).  Remarque : on connaît peu d’exemples de décors de lustres métalliques dans l’espace Timouride, seuls quelques fragments provenant de Termez (datation inconnue), de Karshi et de Shahrisabz. Il est possible que ce type de décor ne correspondait pas aux goûts des souverains timourides, l’or ayant un aspect brillant en permanence contrairement au lustre métallique qui ne l’était que sous certains angles et la difficulté d'observation.

 

 

Repères bibliographiques

 

- ALLAN, J.W., 1973, Abu'l Qasim's treatise on ceramics, Iran, 11, 111-120.

- BARRY M., 1995, Faïences d’azur, Imprimerie nationale, 313 p.

- BEN AMARA A., 2002, Céramiques glaçurées de l’espace méditerranéen (IXe-XVIIe s. ap. J.C.) : matériaux, techniques et altération, Thèse de Doctorat, Université de Bordeaux 3, 317 p.

- BOBIN O., 2001, Propriétés optiques de nanoparticules de cuivre et d’argent dans des matrices silicatées. Application aux archéomatériaux : céramiques glaçurées à décor de lustre métallique du IXème siècle – Grande Mosquée de Kairouan - Tunisie. Thèse de doctorat, Université de Bordeaux 3, 341 p

- BOBIN O., SCHVOERER M., NEY C., RAMMAH M., PANNEQUIN B., CILIA PLATAMONE E., DAOULATLI A., 2002, The Role of Copper and Silver in the Colouration of Metallic Luster Decorations (Tunisia, 9th Century; Mesopotamia, 10th Century; Sicily, 16th Century): A First Approach, Color research and application, 352-359

- CHABANNE D., 2005, Le décor de lustre métallique des céramiques glaçurées (IXème-XVIIème siècles), Matériaux, couleurs et techniques, Principales étapes de diffusion d'une invention mésopotamienne, Thèse de Doctorat en Physique appliquée à l'archéologie, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, 238 p.

- CHUVIN P., 1999, Les arts de l’Asie Centrale, Citadelles & Mazenod, 617 p.

- D’ALBIS A., 2003, Traité de la porcelaine de Sèvres, Editions Faton, 392 p.

- OLLAGNIER C., DEJOAS F., SCHVOERER M., NEY C., RAMMAH M., ROUFHAR Z. Bagherzadeh F., 2006, Du cuivre et de l’argent pour de l’or. Première partie : reconnaître et reconnaître un décor de lustre métallique sur céramique glaçurée, in Catalogue de l’exposition « Les tribulations du cuivre et de la terre » (29 juin au 23 septembre 2006) du Musée de la Faïence et des Arts de la Table de Samadet (Landes - France).

- SCHVOERER M., NEY C., BEN AMARA A., BOBIN O., 2001, La couleur bleue de l'Asie Centrale, Archéologia, 377, 8-9.

- SCHVOERER M., NEY C., BEN AMARA A., OLLAGNIERC., HADDASM., AZZOUA., RAMMAH M., 2007, Matériaux céramiques de l’architecture de l’espace méditerranéen, in Minbar Al Jamiaa  N°7, éd. Université Moulay Ismail, Meknès. Proceedings of International Meeting on Mediterranean Architectural Heritage (RIPAM 2005), 175-187

- SCHVOERER M., NEY C., OLLAGNIER C., DEJOAS F., 2006, Du cuivre et de l’argent pour de l’or. Deuxième partie : du cuivre et de l’argent  afin de re-créer un décor de lustre métallique sur céramique glaçurée, in Catalogue de l’exposition « Les tribulations du cuivre et de la terre » (29 juin au 23 septembre 2006) du Musée de la Faïence et des Arts de la Table de Samadet (Landes - France).

- SOUSTIEL J., 1985, Céramique islamique, Editions Vilo, 427 p.